Résumé
Le jeu, tel qu’il est présent dans l’œuvre de Panait Istrati, prend plusieurs formes : des jeux de mots, de jeux de hasard, le jeu au sens de « joc » roumain, signifiant danse populaire et par extension fête, le jeu du hasard auquel Istrati fait si souvent référence, le jeu de la vie et de la mort qui sous-tend les aventures décrites dans ses récits comme un cycle vie-mort-vie. Il est intéressant de remarquer quelques lieux communs avec non seulement d’autres ouvrages littéraires mais aussi avec d’autres croyances, pratiques et archétypes, ce qui fait des romans de Panait Istrati de véritables pièces de littérature universelle. D’après le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « le jeu est fondamentalement un symbole de lutte » qui ressemble à la vie réelle mais a lieu dans un cadre déterminée d’avance (Chevalier, Gheerbrant, 1982 : 538). Chez Istrati, cette lutte est menée par ses personnages contre plusieurs adversaires. Pour Stavro, c’est la lutte contre soi-même et contre son homosexualité ; pour oncle Anghel il s’agit de vivre malgré le déchaînement de la vie contre lui (l’incendie qui brûla sa maison, son mariage raté, son cambriolage, sa maladie et sa solitude) ; pour Kyra Kyralina et sa mère, c’est une résistance contre les forces hostiles représentées par la violence et la haine du père-mari et du frère-fils aîné ; pour Panait Istrati lui-même, c’est la confrontation entre la force de la vie et la mort, lorsque, ce qui lui sauve la vie, c’est son don de conteur et d’écrivain qui lui font rencontrer Romain Rolland, son mentor. Prenant la vie au sérieux, Panait Istrati sait la regarder avec un certain amusement, comme de loin et comme un jeu, et cela dans les moments les plus éprouvants de son existence.
« Le jeu, c’est la liberté. Les gens sérieux sont des gens qui ont peur. »
Eric Baret
I. Introduction
« Le hasard a voulu que je sois pêché à la ligne, dans les eaux profondes de l’océan social, par le pêcheur d’hommes de Villeneuve ». Ainsi s’explique Panait Istrati dans les premières lignes de sa préface à son roman publié pour la première fois en 1923, Kyra Kyralina. Ce hasard qui a changé le cours de sa vie et qui a fait de lui un grand écrivain et un conteur comme seul l’Orient sait en créer, ce hasard dont le messager et l’acteur principal fut Romain Rolland qui encouragea Istrati, sur son lit d’hôpital et après sa tentative de suicide, de continuer à vivre et d’écrire le récit de sa vie, est devenu le leitmotiv de ses récits et de la vie de ses personnages, avec lesquels il joue.
Ses histoires sont écrites en français, langue qu’il a apprise seul en lisant les classiques français. Conteur né, autodidacte, né à Braila, ville située aux embouchures du Danube, d’un contrebandier grec et d’une mère roumaine, Istrati quitte son pays à l’âge de douze ans pour mener une vie d’errance et d’aventures à travers le monde : Egypte, Syrie, Grèce, Constantinople, Italie, Damas, Beyrouth, constituent autant de cadres pour ses récits inspirés de ses souvenirs. Panait Istrati raconte son pays, son monde et sa vie en français. Son destin incroyable d’aventurier est indissolublement lié à cette région où le Danube se jette dans une mer qu’on dit Noire et à une époque où l’on ressentait encore l’extraordinaire mélange de cultures et coutumes.
Le destin extraordinaire de cet homme fascine, tout comme ses romans. Parce que sa vie est un conte, et parce que ses contes parlent de sa vie. Parce que, malgré toutes les difficultés rencontrées, il reste léger dans ses récits. Habité par la parole, esclave bienheureux du dire, Istrati possède – ou est possédé par ? - le « tumulte du génie » (Istrati, 1968 : 9) à tel point que, dans la lettre qu’il écrit à la veille de son suicide, il ne peut pas s’empêcher de raconter deux histoires humoristiques. Il vit pour dire et par le dire. Se tuer, c’est se trancher la gorge : tant il vit grâce et pour cette parole originelle et qui lui est propre ! La vie, c’est le Verbe, comme dans les Ecritures, et la fin de la vie coïncide avec la fin de la parole. L’humour, le rire ou le sourire ponctuent ses récits, que ce soit dans la dérision propre aux Roumains, ou dans des histoires de dupes à l’orientale, ou encore dans les narrations des fêtes pleines d’entrain qui parsèment son parcours pas toujours heureux. Prenant la vie au sérieux, Istrati sait aussi la regarder avec un certain amusement, comme de loin, et cela même dans les moments les plus éprouvants de son existence. Le style de Panait Istrati porte l’empreinte de son pays et de sa langue : il est bigarré, hétéroclite, riche et multiculturel. En lisant ses romans on fait toutes les rencontres qu’on peut imaginer dans ce monde des ports du Danube et de la Mer Noire : des Grecs, vendeurs de boissons fraîches, des Turcs, riches propriétaires de bateaux, des marins trop vieux pour trouver attache dans un seul port, des femmes pauvres contraintes d’élever leurs enfants dans l’adversité, des jeunes filles en quête d’amour et de rêves orientaux, des baclavas, des conversations près d’un puits cişmea, des paysans liés à leur terre et à leurs traditions, des marginaux en mal de vivre. Istrati nous ouvre les portes de l’Orient et l’on vit à travers lui, par procuration, toutes ses découvertes dont il nous parle avec humanisme et sagesse. C’est un voyage intérieur de l’âme, fait en toute simplicité, c’est une quête spirituelle née du besoin de dépasser ses conditionnements, de se trouver dans un monde où les principales valeurs sont la tolérance, l’amour, la compassion, le respect de la vie.
II. Les deux romans : Kyra Kyralina et Oncle Anghel
Le jeu, tel qu’il est présent dans l’œuvre de Panait Istrati, prend plusieurs formes : des jeux de mots, des jeux de hasard, le jeu au sens de « joc » roumain, signifiant danse populaire et par extension fête, le jeu du hasard auquel Istrati fait si souvent référence, le jeu de la vie et de la mort qui sous-tend les aventures décrites dans ses récits comme un cycle vie-mort-vie. Il est intéressant de remarquer quelques lieux communs avec non seulement d’autres ouvrages littéraires mais aussi avec d’autres croyances et pratiques culturelles, ce qui fait des romans de Panait Istrati de véritables pièces de littérature universelle. D’après le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « le jeu est fondamentalement un symbole de lutte » qui ressemble à la vie réelle mais a lieu dans un cadre déterminé d’avance (Chevalier, Gheerbrant, 1982 : 538). Chez Istrati, cette lutte est menée par ses personnages contre plusieurs adversaires. Pour Stavro, c’est la lutte contre soi-même et contre son homosexualité ; pour oncle Anghel il s’agit de vivre malgré le déchaînement de la vie contre lui (l’incendie qui brûla sa maison, son mariage raté, son cambriolage, sa maladie et sa solitude) ; pour Kyra et sa mère, c’est une résistance contre les forces hostiles représentées par le père-mari et le frère-fils aîné ; pour Panait Istrati lui-même, c’est la confrontation entre la force de la vie et la mort, lorsque ce qui le sauve est son don de conteur et d’écrivain. Pour les enfants des ses récits, Panait Istrati renverse les rôles ou plutôt l’axe du temps : leurs jeux sont de sérieux problèmes de vie ou de mort, comme c’est le cas pour Stavro qui doit faire le guet lors des fêtes organisées par sa mère et sa sœur et annoncer aux convives l’arrivée du père, pour qu’ils puissent se sauver en sautant par la fenêtre du salon. Adrien, de son côté, à l’ « âge où on s’amuse avec des cerfs volants » (Istrati, 1968 : 75), comme dit son oncle Anghel, venait le retrouver dans son cabaret et lui parler d’astronomie. Les jeux de Kyralina ne sont pas non plus de son âge, sa mère l’initiant aux secrets de la séduction qu’elle transforme en jeu pour sa jeune fille. Ces enfants sont des adultes avant l’âge et garderont toute leur vie une innocence et un esprit nostalgique des origines, de l’enfance – leur enfance mais peut-être aussi une autre enfance, rêvée -, du commencement du monde. Le jeu, tout en étant lié au sacré, est un rite social, une trêve dans le conflit cosmique et biologique qui permet de s’arrêter et faire place à l’apprentissage – conscient ou le plus souvent inconscient – de la vie. Chez Istrati, le jeu intervient toujours au milieu de la violence, pour la couper en deux et en révéler l’essentiel. Le jeu est donc précédé de violence et suivi de violence, faisant partie d’un cycle.
« Oncle Anghel » commence par une fête au village, organisée à l’occasion de la Pâque orthodoxe, où le jeu est présent sous la forme d’histoires drôles et symboliques :
« - Tu couches dans le grenier, et ta femme avec les enfants : c’est pas une vie !...
– Faut bien, mon brave ; autrement, deh, comment te le dire ? Les enfants viennent trop vite…
- En voilà une explication ! Et quand tu descends du grenier ?
– Alors je vais au marais, couper du roseau…
- Et quand tu viens du marais ?
– Alors je monte au grenier…
- Et tes enfants, d’où viennent-ils ?
– C’est Dieu qui les envoie… » (Istrati, 1992 : 32)
mais aussi par la danse des enfants autour d’un feu de joie ( « Tout de suite les flammes fumantes montèrent droit vers le ciel, au milieu des cris étourdissants des bambins, dansant autour comme des petits diables rouges. » id . : 32) Le rituel du tir au fusil pour faire du bruit et « marquer le coup » contraste avec la parole chrétienne « Christ a ressuscité ! » qui accompagne la Pâque roumaine en fil conducteur des prières et des repas aux œufs rouges. Dès le début et malgré l’ambiance de fêtes, on sent bien que le ton est plus sombre que dans « Kyra Kyralina » : la parole est plus lourde, plus enracinée, et on devine qu’ici il ne s’agira plus de conter des voyages de mille et une nuits. Le rire est amer et l’humour noirci, comme dans le passage décrivant la fin de la femme d’Anghel, « sotte, sournoise, incapable de tenir un pareil ménage et sale à répugner » (id. : 34) ; elle ne meurt pas dans l’incendie qui détruit la maison et Istrati raconte :
« Elle ne brûla pas, elle continua à dormir à l’ombre de ce qui fut sauvé du sinistre par les voisins, jusqu’au jour où, l’ayant poignardée par une violente pneumonie, le Créateur, qui l’avait mise sur la terre pour montrer aux hommes le revers de bien des beautés féminines, l’appela à lui pour effrayer les pénitents de son Purgatoire. » (id. : 36)
Les dictons et les proverbes parsèment le récit, avec la même amertume : « … s’il n’y a pas que des ingrats sur la terre, le mal n’a besoin que de la main d’un méchant, contre cent vertueux, pour la ravager. » (id. : 39)
Le jeu de l’enfant est aboli par la vie rude chez Istrati. Le garçon sourd-muet, macrocéphale et orphelin qui prend soin de l’oncle Anghel est l’image vivante de la souffrance humaine : souffrance qui est attirée par la souffrance et qui se meut dans la souffrance. Adrien Zograffi passe son enfance et son adolescence à étudier « la sagesse céleste », à l’âge « où l’on s’amuse avec des cerfs volants » (id. : 75). Jérémie, le fils de Cosma le brigand, vit toute son enfance dans la contrebande et dans l’ignorance de son père, qui se fait passer pour son oncle. Jeu de miroirs qui protège l’enfant et délie le père. A onze ans, le petit Jérémie apprend la vérité en jouant à son jeu favori : en selle et fusil à la main. La vie selon Cosma se déroule comme un jeu dont il faut respecter les règles : « le mal et le bien sont deux faces de la même vie » (id. : 122). Kyra Kyralina joue au jeu de la séduction, sa mère l’ayant initiée dès son plus jeune âge et lui apprennant chaque jour l’art d’être belle. Ses camarades de jeu sont les courtisans de sa mère, sur la bouche desquels elle pose ses cheveux et qui ne s’offusquent pas de cette ambiguïté. Quand Stavro, le frère de Kyra, se met à se souvenir et à raconter sa vie et son enfance, « peu à peu le brouillard se disperse » et il commence à voir son passé sous une nouvelle lumière :
« Je pouvais avoir entre huit et neuf ans ; ma soeur entre douze et treize, et si belle que je me tenais toute la journée près d’elle, pour la regarder de la tête aux pieds. Elle se parait, depuis le matin jusqu’au soir, et ma mère faisait de même, car elle était aussi belle que sa fille. D’une boîte en ébène, toutes deux devant leur glace, elles se maquillaient les yeux avec du kinorosse trempé dans l’huile, les sourcils avec un bout de bois de basilic à la pointe carbonisée, tandis que les lèvres et les pommettes, elles les coloraient avec du rouge de kîrmîz ainsi que les ongles. Et quand cette longue opération était terminée, elles s’embrassaient, se disaient des mots tendres, et se mettaient à faire ma toilette. Puis, tous les trois, nous prenant les mains, nous dansions à la mode turque ou grecque, et nous nous embrassions. Ainsi, nous formions une famille à part… » (Istrati, 1988 : 71-72)
Ensuite, à la tombée de la nuit, arrivaient les moussafirs, les invités, et la fête commençait. Leurs jeux étaient ponctués par la violence du père et du frère aîné lorsqu’ils faisaient irruption chez Kyra au milieu de la fête, chassant les moussafirs qui sautaient par la fenêtre, assommant la mère, frappant Kyra et Stavro et détruisant leur joie. Les femmes s’inquiétaient uniquement pour les traces que les coups pourraient laisser sur leurs jolis visages où « trois races différentes s’étaient greffées : turque, russe et grecque, selon les occupants qui avaient dominé le pays dans le passé » (id. : 73)
La chute des invités qui prennent leur fuite par la fenêtre du salon est apparentée au symbolisme dont parle Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire : elle est signe de punition, abîme apocalyptique, image même du « temps néfaste et mortel, moralisé sous forme de punition » (Durand, 1992 : 125). Pour parler avec Bachelard, cité par Gilbert Durand, la chute « nous fait connaître le temps foudroyant » (id. : 124) Le temps de la fête, de la joie, du bonheur s’arrête pour les moussafirs lorsque le père fait son apparition. Il est aussi intéressant d’observer que la chute est, dans de nombreuses cultures, « l’emblème des péchés de fornication, de jalousie, de colère, d’idolâtrie et de meurtre » (id. : 125). Et c’est exactement ce pour quoi le père avec son fils aîné vient punir la mère de Kyra. La jalousie, la colère, l’envie de meurtre sont présentes dans leurs esprits, pour se venger de ce qui est considéré par la morale du temps comme étant un péché. L’arbre du jardin d’Eden de la mère de Kyra enseigne que la joie ne peut pas aller sans la souffrance, et que là où il y a le plus grand bonheur, il est juste que le mal trouve aussi sa place. Cette philosophie de vie semble bien être un écho de la métaphysique indienne et extrême-orientale en général, où les extrêmes coexistent, et où le bonheur n’est que vanité tant qu’il est cherché à l’extérieur du soi. Dans la roue du destin et de la vie, l’homme reste soumis au jeu du bien et du mal, à cette dichotomie fondamentale qui ne peut être dépassée qu’en trouvant la voie du Milieu. Les moussafirs chutent par la fenêtre, il n’y a pas d’échelle pour figurer, comme dit Mircea Eliade, « la rupture de niveau qui rend possible le passage d’un monde à l’autre » (id. : 141)
Les chants qui ponctuent les journées de Kyra, de Stavro et de sa mère, ou bien ceux qu’on retrouve dans Oncle Anghel, portent en eux une extraordinaire puissance et sont là pour dompter l’univers. Ce sont, comme le dit G. Durand, des mots dynamiques à double sens, récit dans le récit de Panait Istrati. Pour ne prendre que l’exemple du brigand Cosma qui se sait entré « dans l’année de sa mort » par un sorte d’intuition liée à la superstition d’avoir manqué son dernier ennemi, on le retrouve dans une parfaite harmonie avec la nature à la quelle il adresse une prière de haiduc qui accepte son sort :
« Soudain, en approchant au bord du plateau, le Danube apparut à nos yeux, tout bas, tout loin, grisâtre, touffu, solitaire et ami de l’homme libre. A sa vue, Cosma se dressa sur ses éperons et se mit aussitôt à chanter – de sa voix mâle et modulée, mais brisée par la souffrance, cette chanson de haidouc :
Approche ton bas, péager !
Pour que je passe chez ce gospodar,
Qui est pourri de richesse.
Il est seul comme le coucou :
Neica est jeune et haiduc.
Tire ton bac un peu en aval,
Ou je t’envoie un plomb dans les reins ! » (Istrati, 1992 : 198)
Chez Istrati, les enfants sont généralement délaissés par leurs parents ou bien impliqués dans leurs vies turbulentes et qui leur volent la légèreté et la joie de l’âge de l’innocence. L’enfance est pervertie en maturité trop vite et tombe rapidement dans le monstrueux, le crime, la violence, la souffrance, la sexualité révélée trop tôt, déformée et exploitée. L’enfant est confronté à tout cela d’un coup, sans droit d’appel, et il entre dans le jeu sérieux de la vie sans avoir passé par les jeux de l’enfance.
Dans Kyra Kyralina le jeu se trouve en opposition avec le traumatisme. Le jeu répare et réapparaît après chaque épreuve, après chaque scène violente, et cela pour oublier, pour réduire l’importance des blessures, pour que la vie, la joie, la légèreté se réinstallent et soient victorieuses. La philosophie de vie de la mère soutient ce cycle : « - Tout bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier. » (id. : 80) Et à elle de rajouter : « Et si nous sommes comme nous sommes, c’est parce que Dieu le veut… » (Istrati, 1968 : 82), témoignage de sagesse orientale, d’une totale acceptation des règles du jeu. L’ironie est de nouveau présente dans le commentaire suivant cette déclaration de foi :
« Et certes, maman était contente de ce que son Dieu voulait qu’elle fît, car il ne voulait pas choses pénibles. Il voulait premièrement, que la mère et la fille gardassent le lit, le matin, tant que bon leur semblait – endroit commode où croquer les biscottes au beurre et au miel et boire le café. Il leur ordonnait ensuite de se baigner et de s’enduire le corps avec de l’élixir au benjoin ; de se passer le visage aux fumigations de lait mijotant à petit feu ; de se rendre la chevelure luisante en la frottant avec de l’huile d’amande parfumée au musc, et les ongles brillants en passant dessus le pinceau trempé dans le baume à aniline d’acajou. Et quand tout cela était bien fini, il fallait déjeuner, fumer, et faire la sieste ; se lever, vers l’heure où le soleil entre dans la kindié, brûler des aromates boire des sirops et, enfin, entamer le gros morceau de la journée : les chants, les danses, la fête qui durait jusqu’à minuit. » (id. : 83)
L’incessant jeu vie-mort-vie se retrouve symbolisé par l’alternance des cris de plaisir et de douleur dans la maison de la mère de Kyra. Le rôle de Stavro est de faire le guet et de prévenir les femmes ainsi que leurs courtisans de l’arrivée du père et du grand frère : « Cramponné à la fenêtre, j’avais l’oeil fixé sur la lanterne, toute la nuit, au-dessus de la porte, et l’oreille prête à entendre le bruit des gonds rouillés. » (id. : 76) Il devait annoncer le danger au milieu de la fête et des jeux, il est donc le messager du malheur mais aussi le gardien de la vie. Son cri interrompt le jeu pour mieux le préserver, pour qu’il puisse reprendre de plus belle : après l’orage, le beau temps. Il garde le jeu, au prix de la légèreté de son enfance : le serpent mord sa queue et l’on se retrouve à nouveau dans le cycle vie-mort-vie. De ce point de vue, l’écriture de Panait Istrati est initiatique et rituelle dans sa simplicité. L’humour toujours présent permet de regarder la vie avec amusement, de prendre du recul tout en étant pénétré du sérieux de la vie. Imprégné de sagesse orientale, Istrati sait que le sens de l’humour procède par touches fines et que la réalité ne peut être appréciée qu’en l’effleurant légèrement.
Le cadre du jeu chez Istrati est le récit qui, par moments, prend des accents de conte. Istrati raconte, ses personnages racontent, les personnages de ses personnages racontent aussi : le lecteur est amené dans un univers de poupées russes, dans le continuum du jeu discursif. Une fois dans le conte, nous sommes dans l’illo tempore, hors du temps, car le conte met le monde en parole pour le créer. On est en présence d’un conte à multiples facettes : humoristique, comme celui du tzigane à la foire qui met deux gifles au paysan qui avait osé vendre le collier de sa femme pour acheter un cheval, dans la culture tzigane l’or de la femme étant sacré et le rôle de l’homme étant de le multiplier et non pas de le faire disparaître ; initiatique, car dans toutes les aventures racontées, il y a toujours une morale à la fin ; conte pour adultes, bien qu’il parle d’enfants, ou qu’il soit raconté par la bouche d’un enfant ; conte de la marge, puisque Istrati parle des marginaux de son époque, brigands – haiduci, homosexuels, femmes libérées, conscient aussi de sa propre marginalité due à son incroyable destin qui le positionne en dehors les normes de la société. Le jeu même est en marge de la vie, car à distance et imitant la réalité dans le but de l’apprentissage. Et Panait Istrati joue avec la marge en tant que limite non limitante, qu’elle soit sociale, morale, philosophique ou métaphysique. Voyageur dont une partie reste toujours en dehors du monde, même s’il est de tout son être dans son ventre, véritable mosaïque humaine, culturelle, linguistique, spirituelle, Istrati se raconte dans ses récits en mettant en lumière cette rupture sensible qui le pousse à partir, à errer, à se chercher jusque dans la mort, où il trouve une des plus belle parties de son être : le conteur-écrivain hors pair. Il y a un temps pour tout, dit l’Ecclésiaste, et Istrati laisse l’impression au lecteur de vivre selon ce dicton. Dans ses livres, le jeu, la danse, le chant, la fête, l’amour, la haine, la mort, la vie, la colère et la joie, tout est à sa juste place, tout est accepté, digéré, intégré, comme si le monde suivait une règle immuable. Fatalisme ou sagesse ? Cela fait que la vie peut être transformée en conte, car il y a là une cohérence essentielle, qui est celle de la vie elle-même, une intelligence universelle qui gouverne le tout et à laquelle on se soumet même si on ne comprend pas tout. On fait confiance à la vie, jusque dans son incompréhension, et le jeu continue.
Le « je » chez Panait Istrati est aussi un jeu : jeu de miroirs de sa vie, avec tous les métiers qu’il a pratiqués – « garçon de cabaret, pâtissier, serrurier, chaudronnier, mécanicien, manœuvre, sandwich, peintre d’enseignes, peintre en bâtiment, journaliste, photographe… » (id. : 10) ; jeu d’identités, car il se décline, il se cache et il se révèle à travers tous ses personnages ; jeu des langues employées pour raconter, car, même s’il écrit en français, le roumain, le turc, le grec sont des présences fortes de charme et de saveur et qui apparaissent ça et là, à l’endroit où il le faut et où le français ne suffit plus. Son âme ne peut pas faire sans pezevenghi, braga, moussafirs, tchibouks, kémir, tifla, tabié, crâsmaritza, ghiaour, etc. Certains ont des airs d’incantation et l’on prononce sarailie comme une formule magique qui fait revivre tout un monde. Les têtes de tzirs, sorte de harengs saurs qu’il mangeait à Braila, ont la valeur de la madeleine de Proust, le mot étant si ancré dans la mémoire du conteur qu’il ne peut pas se contenter d’en donner seulement la traduction. La vibration du mot vient de son cœur et s’adresse à cette partie de nous tous, nostalgiques de quelque endroit, d’une saveur, d’un parfum, de quelqu’un. Domnul Isvoranu représente, plus que « Monsieur… », l’image du changement opéré par Stavro dans son identité : « D’un jour à l’autre, j’enterre « Stavro le salepgdi », et je deviens Domnul Isvoranu, « marchand de cuivreries de Damas ». Le nom et la qualité me plaisaient. On a des égards et des attentions. » (id. : 43) Le mot chez Istrati est un univers, un élément identitaire, un air d’aventure, jamais un détail insignifiant.
Son « je » évolue dans un monde sans frontières, et ses voyages ne sont pas que géographiques, mais aussi philosophiques, moraux, identitaires. Ainsi peut-il prendre du recul et se raconter, se regarder de l’extérieur et même se juger. Il y a dans son discours à la première personne de la tranquillité et de la sagesse, du suspense et du charme, ce qui fait que le lecteur est séduit, fasciné, emporté par l’aventure. Et qui plus est, ce qu’il raconte a la force même des contes : faites pour être entendues par tout un chacun, simples dans leur forme et si riches dans leur contenu. La magie du dire est amère chez Istrati, car les fins de ses histoires ne sont pas heureuses. Les amours finissent mal ou ne peuvent pas avoir le droit ou la capacité d’exister, les familles se déchirent, les jeunes sont entraînés dans la misère ou le danger. Le haiduc Cosma ne peut rencontrer sa bien-aimée bergère qu’en cachette et dans une histoire sans lendemain, il ne peut même pas révéler son identité à son fils Dragomir, car il est poursuivi par les autorités de l’époque ; la mère de Kyra et de Stavro sait qu’elle doit payer cher son bonheur ; ses deux enfants traversent mille dangers qui les marqueront à vie ; oncle Anghel subit son agonie éloigné de tous. On est face à l’impossibilité du bonheur absolu, tant qu’on voudrait le voir à la fin de ses récits ; mais, comme il ne s’agit pas de contes de fées, Istrati met en lumière la relativité du concept et l’inutilité de sa quête. Celui qui cherche le bonheur à l’extérieur de lui-même n’est pas sur le bon chemin. La joie ne peut se trouver que dans le cœur de l’homme, et c’est le regard qu’il porte sur le monde qui rend celui-ci beau ou laid. A la fin de Kyra Kyralina il écrit : « La terre est belle ?... Mais non, c’est un mensonge !... Toute la beauté vient de notre cœur, tant que ce cœur est plein de joie. Le jour où cette joie s’envole, la terre n’est plus qu’un cimetière. » (id. : 217) Il est très intéressant de remarquer ici avec Mircea Eliade que la philosophie populaire roumaine se rapproche de la philosophie indienne matérialisée, entre autres, dans l’art du yoga qui avait fait l’objet de sa thèse de doctorat en histoire des religions.
BIBLIOGRAPHIE
BARET, Eric, Les crocodiles ne pensent pas, Ottawa, Editions de Mortagne, 1994
CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont, 2004
DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 2008
ELIADE, Mircea, Images et symboles, Gallimard, 1999
ISTRATI, Panait, Oncle Anghel, Paris, Gallimard L’Etrangère, 1992
ISTRATI, Panait, Kyra Kyralina, Gallimard Folio, 1968
Article soutenu lors des Les journées de la francophonie , IXème édition, 3-4 avril 2009, Colloque International « Le discours sub specie ludi », Université de Bacǎu,Roumanie, Faculté des Lettres, Chaire des langues et littératures étrangères, Centre de Recherche INTERSTUD, Groupe de recherche Espaces de (la) fiction. Paru en 2009. https://www.ceeol.com/search/article-detail?id=96979
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