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La néologie juridique

Quelques observations en jurilinguistique contrastive


Introduction


L’analyse des termes choisis dans cet article a comme point de départ la classification de G. Cornu et porte sur des néologismes juridiques récents du domaine de la corruption, d’origine juridique ou à connotation juridique, de formation technocratique ou résultant d’un processus de ré-spécialisation lorsqu’il s’agit de termes de spécialité provenant d’un domaine autre que le juridique. Les termes qui font l’objet de cette analyse appartiennent, à l’origine, à l’anglais américain et à l’italien, à savoir whistle-blower/whistleblower, whistleblowing et, respectivement, ecoreati, ecomafia, ecocide, soit un emprunt et un exemple de paradigme comportant un fractolexème. Ces termes présents dans l’actualité politique et journalistique des dernières années connaissent un rayonnement inégal vers les langues romanes, dû à des facteurs linguistiques et extra-linguistiques.


1. La néologie dans le discours spécialisé du droit


Pour parler de la néologie dans le domaine juridique, il convient d’intégrer notre réflexion dans le cadre de ce que G. Cornu nommait, dans son ouvrage sur la Linguistique juridique, « la question cruciale de la formulation juridique et de la transposition linguistique, en milieu plurilingue et multijuridique » (Cornu 2005 : 3). La jurilinguistique contrastive aura, ainsi, le mérite de mettre encore plus en lumière le processus de néologisation, à travers l’étude de différents langages juridiques appartenant à différentes langues et sociétés. Et tout comme les champs de connaissances se nourrissent mutuellement, le langage courant sert de source d’enrichissement au langage de spécialité, et, à son tour, le langage de spécialité peut donner des néologismes au langage courant (Durieux 1997 : 91).

Le langage courant interagit, ainsi, avec le droit et il en résulte ce que G. Cornu appelle « l’imprégnation du langage par le droit ». Le langage juridique a surtout recours à la néologie sémantique et « la loi consacre dans un emploi nouveau (avec un sens particulier), un terme de la langue usuelle. » (Cornu 2005 : 2) Le discours juridique étant un discours à visée prescriptive, émanant d’experts faisant autorité et qui « visent l’assignation du sens et la réglementation de l’usage des unités » (Beciri 2003 : 62), nous pourrions être tentée de croire que la néologisation à l’intérieur des langages juridiques est un processus organisé de manière claire et précise, ordonné à la manière d’un système de règles, par exemple. Toutefois Gémar (2015 : 479) souligne le fait que le droit, étant une discipline fondée sur l’usage d’une langue, présente des difficultés et des ambiguïtés certaines quant à l’interprétation qui peut en être faite selon le lieu et l’époque. La création, l’implantation d’un nouveau terme dans le langage juridique d’une certaine langue, ainsi que sa circulation vers d’autres domaines du droit présentent une souplesse et un degré d’imprévisibilité certains, étant sujettes à des facteurs linguistiques et extralinguistiques qui dépassent le domaine juridique.

Pour rendre compte des modalités d’enrichissement du langage juridique, G. Cornu établit deux catégories de termes, qu’il nomme termes d’appartenance exclusive et termes à double appartenance. Dans la première catégorie, la formation savante et la formation technocratique (propre aux experts et techniciens du domaine) sont les sources principales des nouveautés lexicales juridiques : « rares sont, parmi ce lot, les mots nouveaux : anomie, hétéronomie, juridicité, constructible, salarial, expertal. Autant de néologismes de formation savante ou technocratique. Leur nouveauté et le sceau de leur origine expliqueraient qu’ils n’aient pu rayonner. » (Cornu 2005 : 66). Au sein de la catégorie des termes à double appartenance, parmi les termes d’appartenance juridique principale, apparaît la néologie sémantique par évolution d’un trait sémantique et le changement de domaine de spécialité ; les termes passent dans le registre courant par métaphorisation avec un « changement durable du sens du mot » (Sablayrolles 2003a : 111), « aboutissant à de la polysémie » (Sablayrolles 2010 : 1) :


Certains termes polysémiques ont, dans le vocabulaire juridique, leur sens primordial. Ils sont passés dans le langage commun avec un sens secondaire. […] La création de tels emplois dérivés constitue un apport spécifique du langage juridique à la langue commune. Ils représentent un enrichissement de la langue française à partir du vocabulaire du droit. (Cornu 2005 : 69)


On trouve, ainsi, dans le vocabulaire juridique de base, des termes comme prérogative, légitime ; dans le vocabulaire judiciaire, les termes juge, tribunal, avocat, procès, sentence ; dans la catégorie des opérations et des actes juridiques courants, les termes contrat, convention, testament ; ainsi que d’autres mots-clés du type divorce, héritage. Il ne s’agit plus ici de la création d’un néologisme juridique, mais, dans une perspective historique, de l’introduction d’un nouveau terme dans le langage courant, phénomène rendu possible aussi par certaines caractéristiques linguistiques propres aux termes en question : « Souvent brefs, parfois monosyllabiques, ces mots ont des sonorités qui touchent et qui plaisent : don, droit, loi, legs, prêt, gage, règle, juge, témoin, arbitrage, sentence. Ce sont des tremplins de choix pour la dérivation. » (Cornu 2005 : 71)

Un autre procédé néologisant est celui du changement de catégorie grammaticale ou transcatégorisation, aboutissant à la néologie sémantique catégorielle, comme dans l’exemple de l’adjectif judiciaire qui devient un nom commun (le judiciaire) par synecdoque (Lecolle 2012 : 3).


2. La traduction des néologismes juridiques


À la croisée de plusieurs disciplines, la traduction des néologismes juridiques pose de véritables défis aux traducteurs qui évoluent aujourd’hui dans un contexte de langages et systèmes juridiques en contact qui est propre à la mondialisation. Dans nos sociétés vivant à l’heure de la post-vérité (The Guardian, the post-truth world), et des faits (juridiques !) alternatifs où la relativisation de la réalité dépend de la perception individuelle, et où la société de consommation impose son rythme effréné à travers les nouvelles technologies qui sont autant de nouvelles manières de communiquer et d’être au monde, la tâche du traducteur juridique ainsi que celle du législateur semblent être des plus ardues. Au règne de Facebook et Twitter, employés comme moyens de communication et légitimation institutionnelles par des politiciens et par des représentants de l’État, les juristes, les jurilinguistes, les traducteurs juridiques évoluent entre l’interdit et l’inhibition intime (Cyrulnik 2017 : 198), entre droit dur (hard law) et droit souple (soft law). La détection des néologismes juridiques ou d’origine juridique, ainsi que leur transposition dans d’autres langues, est à la fois une tâche difficile et aisée. Cette tâche est rendue aisée aujourd’hui par l’accès immédiat à l’information au moyen d’Internet et les communautés d’internautes reliées entre elles. Elle se transforme en défi lorsqu’il s’agit de se confronter à un multisystémisme juridique, comme lorsqu’il est question de traduire un terme juridique dans les langues des pays membres de l’Union européenne, ou d’introduire un nouveau concept juridique, et se soumettre à la possibilité que ce terme ne soit pas uniquement partie de la langue-cible mais qu’il puisse devenir une partie intégrante de son langage juridique, y introduisant une nouvelle réalité juridique, et donc altérant à jamais l’organisation de la vie dans la polis.


2.1. Whistle-blower, whistleblower, whistleblowing


Concepts-phares de la culture juridique américaine contemporaine, ces termes ont pénétré dans les langues-cultures juridiques romanes des États membres de l‘UE progressivement et inégalement ces dernières années, dans un contexte socio-politique commun de lutte contre la corruption en Europe. Nous remarquons d’emblée une métaphorisation qui mène à l’incorporation du terme ainsi abstractisé dans le vocabulaire juridique. Il s’agit plus précisément d’un néologisme anglo-américain créé par respécialisation d’un nom composé existant (nom commun + gérondif (-ing form)/nom commun agent du verbe), désignant d’abord une activité d’ordre physique (souffler dans un sifflet), pour ensuite acquérir un sens figuré, à savoir celui d’alerter, et, tout en continuant son parcours sociolinguistique, devenir un terme juridique avec le sens d’alerte mettant en lumière des pratiques illégales et immorales, dangereuses pour le public. Le néologisme (de la langue commune) s’est transformé en néonyme (néologisme en langue de spécialité), connaissant en tant que tel une « vocation internationale manifeste » (Cabré 1998 : 255). En passant d’un domaine de spécialité à un autre, le syntagme se respécialise, sans disparaître forcément du domaine d’origine, mais tout en acquérant droit de cité dans un nouveau domaine. On le trouve, à ses origines, avec trois graphies différentes, comme souvent en anglais, avec ou sans trait d’union, ou en deux mots séparés ; le néologisme s’est stabilisé graphiquement aujourd’hui et est écrit avec ou sans trait d’union. Du registre non-soutenu, ce terme est passé dans le langage juridique américain, figurant dans le Black's Law Dictionary. Les origines du terme peuvent être multiples, se trouvant dans le langage courant, souvent appartenant au registre non-soutenu, ou même à l’argot américain, où le terme whistler, connoté négativement, sert à dénommer un informateur de la police ; on le trouve aussi dans le domaine de spécialité opposé, qui est celui des policiers soufflant dans leurs sifflets pour adresser un signal d’alarme, et aussi dans le domaine sportif, pour désigner l’arbitre qui siffle la fin d’une partie ou une pénalité à la suite d’une faute. Les dictionnaires (Merriam-Webster, Oxford, Collins, Cambridge, le glossaire de faculté de droit de Cornell University) retiennent, pour l’emploi courant, les sèmes [+informer], [+secret], [+révéler], tout en rajoutant les sèmes [+protection], [+autorité] pour la définition juridique. Ayant une histoire mouvementée, partant d’une valence négative dans les années 1950 aux États-Unis, pour acquérir des connotations positives à partir des années 1970, ainsi qu’un statut juridique dans les années 1980, ce terme est traduit officiellement en français juridique par lanceur d’alerte en juin 2016 lorsque l’Assemblée nationale vote la création d’une Agence nationale de lutte anti-corruption. La base de données multilingues de l’Union Européenne IATE propose des traductions fondées sur les concepts connotés négativement du dénonciateur et de l’informateur (esp. denunciante, segnalante, it. informatore, ptg. informador, denunciante, autor de denúncia, roum. avertizor, denunțător). Il est intéressant de remarquer qu’en roumain les deux termes sont juridiques et apparaissent dans des textes législatifs , dont un est national et date de 2004, alors que le second document mentionné par IATE émane du Parlement européen, plus spécifiquement d’une proposition de règlement faite en 2011 . À noter que le terme utilisé par le Parlement européen véhicule une connotation négative, à savoir le dénonciateur de la police politique (denunțător), ce qui expliquerait le choix du texte produit en Roumanie et qui opte pour la neutralité d’un terme technique personnifié (avertizor, avertisseur). Le concept juridique n’existe pas non plus, bien qu’en roumain la communauté linguistique, à travers les médias, commence à proposer des alternatives à dénonciateur (denunţător) comme, par exemple, avertizor de integritate (avertisseur d’intégrité), étrange mélange de sèmes techniques et humains, qui nous fait penser au transhumanisme, et qui s’expliquerait, du moins partiellement, par l’influence des nouvelles technologies dans nos sociétés, sur notre inconscient collectif, ainsi que par leur rôle dans les affaires Wikileaks, Panama Papers, et des lanceurs d’alertes rendus célèbres par les médias et les réseaux sociaux. En portugais, les difficultés de traduction persistent, mais il semble que le terme denunciante soit le plus employé, tant au Portugal qu’au Brésil, la législation brésilienne, plus proche de celle des États-Unis, étant dotée de réglementations à ce sujet. En Espagne, au début de cette année 2017, une proposition de loi a été faite visant la lutte anti-corruption et la protection des lanceurs d’alerte dans le titre de laquelle le terme choisi est denunciante. En Italie où le terme américain est plus souvent présent dans l’usage que ses équivalents traduits (il whistleblowing, una legge a tutela dei whistleblowers in Italia ), depuis janvier 2017 un projet de loi prévoit d’introduire une nouvelle formulation dans les textes législatifs relatifs à la corruption et aux lanceurs d’alerte, alors qu’il n’existe pas encore de règlementation propre pour cela. La proposition de loi faite par Transparency International Italy contient dans son texte juridique, à côté d’un terme italien, le terme américain : « Proposta di legge sul whistleblowing », « segnalante (whistleblower) : il lavoratore che effettua la segnalazione di cui alla lettera a) ». Le 13 septembre 2017 lors des manifestations organisées en Italie pour soutenir ce projet de loi, ainsi que dans des articles de presse, les mêmes termes américains étaient présents, ce qui pose la question d’une entrée dans le droit italien de ces néologismes étrangers en tant que termes et concepts juridiques italiens. Ceci pourrait être expliqué à la fois par des facteurs linguistiques (la porosité de la langue italienne quant aux termes anglo-américains, notamment pour ce qui est des noms finissant en -ing, cf. Veleanu 2016), ainsi que par des facteurs extra-linguistiques, culturels et historiques (la guerre anti-mafia menée par les autorités et la société civiles italiennes depuis la fin des années 1980 a peut-être rendu la société italienne sensible aux mots qui servent à exprimer l’alerte exposant une illégalité, ou bien les termes italiens sont associés dans l’esprit public à lutte contre la mafia). Faisant partie de cette catégorie de termes à forte imprégnation culturelle , les anglicismes whistleblower et whistleblowing, empruntés tels quels, risquent d’être sources de confusion, car il whistlerblower italien ne sera pas tout à fait la même chose que le whistleblower américain, ce dernier étant porteur de sa propre histoire et régi par des lois propres aux États-Unis d’Amérique, alors que le « nouveau-né » italien n’est qu’au début de sa vie linguistique, juridique, sociale et psychologique. Il serait peut-être intéressant, dans quelques années, qu’une étude lexicographique et lexicologique soit réalisée à partir de définitions de ce syntagme, en différentes langues telles qu’elles seront recensées dans différents dictionnaires . Se pose également la question de la productivité de ces néologismes, formes longues assez peu enclines à donner des dérivés. R. Dubuc soulignait l’importance de l’acceptation, de la possibilité de dérivation, de la maniabilité et de l’impropriété (Dubuc 2002 : 140-141). M. T. Cabré (1998 : 266) attirait l’attention sur « la distance formelle que présente le code linguistique de chacun des pays à l’égard des langues dominantes sur le plan de la néologie, en plus des conditions sociales, politiques et linguistiques de l’environnement. » Dans le cas de figure de la reprise des termes américains par l’italien, on constate que les possibilités de dérivation ainsi que la distance formelle par rapport à l’anglais sont réduites, alors que le degré d’acceptation est important, tant par les initiés que par les non-initiés au langage juridique.


2.2. Ecoreati, ecomafia, ecocide


Les termes ecoreati et ecomafia sont des néologismes technocratiques italiens, créés par des experts du domaine de la lutte contre les délits contre l’environnement ; ils sont aussi des formules dans le sens de l’approche formulaire (Gautier, Joyeux 2017), et qui, tout en appartenant au domaine sémantique juridique, ne sont pas des termes juridiques à proprement parler. Il s’agit d’un domaine de spécialité bien défini mais relativement récent, et qui est un sous-domaine de l’écologie. Forgés par des non-initiés, repris par les initiés jusque dans les plus hautes instances de la création législative, ces termes n’ont pas encore franchi la barrière de la norme, notamment en Europe où le droit positif prédomine, ce qui peut s’expliquer partiellement par leur appartenance au « droit mou » ou soft law. La « mollesse du droit » dont parlent les juristes québécois donne naissance à des formulations qui s’inscrivent, elles-aussi, dans ce même esprit de souplesse, qui privilégie des procédés des formation comme la fractocomposition, relevant plutôt d’une perception néologisante pragmatique, et où les normes sont dorénavant nommées par des acteurs autres que les autorités publiques (Duplessis 2008 : 247).

Le terme ecoreato (plus connu et employé sous sa forme plurielle, ecoreati) figure dans l’encyclopédie Treccani en tant que terme journalistique, alors qu’il est, depuis 2015, utilisé comme terme juridique dans le domaine du droit pénal italien, signifiant un délit contre l’environnement. Il s’agit d’une fractocomposition à partir du fractolexème eco-, qui représente écologique, et du nom commun reato (délit). Sa graphie n’est pas encore stabilisée dans les domaines extra-juridiques (eco-reati ) après son entrée dans le vocabulaire du droit pénal italien.

Le terme ecomafia, désignant la criminalité organisée dans le domaine de l’environnement, est une formation technocratique par des non-initiés provenant d’une ONG dans le domaine de la protection de l’environnement, Legambiente. Nous sommes en présence d’une composition, sur le modèle du terme précédent, contenant le fractolexème doté d’une certaine autonomie (Maroto, Ibáñez 2016 : 159) eco- et le nom commun mafia. Dans le cas d’ecomafia le mouvement est double : d’un côté, la reformulation et la clarification du syntagme juridique reati ambientali ou delitti ambientali, en introduisant le fractolexème eco- très productif, ayant trait à l’écologie, facilement détectable et compréhensible grâce au grand nombre d’autres structures l’utilisant (ecologia, ecosistema, ecoterrorismo, etc.) et le nom commun mafia, dont le sens est également facile à appréhender en Italie, mais aussi en dehors des frontières italiennes ; de l’autre côté, la transformation de la reformulation en un possible terme juridique à proprement parler en 2016, lorsque ecomafia est employé comme un terme juridique, étant défini dans un projet de loi soumis au Sénat italien. Le dictionnaire du journal Corriere della Sera spécifie l’année 1994 comme date de naissance de ce terme, date à laquelle l’association Legambiente publia une étude intitulée « Le ecomafie - Il ruolo della criminalità organizzata nell'illegalità ambientale » en collaboration avec les Carabinieri et l’institut statistique Eurispes. La loi du 22 mai 2015 no.68 ne contient pas les termes ecomafia ou ecoreati, le legislateur italien optant pour des syntagmes déjà existants, comme delitti contro l’ambiente.

Le néologisme ecomafia est repris en anglais, en français, en espagnol et en portugais avec ou sans guillemets ; la majuscule, comme le trait d’union, peuvent être présents, au singulier et au pluriel, et aussi la francisation par un é- ; en roumain on le retrouve en minuscules, sans guillemets, sans trait d’union (Linguee). IATE l’enregistre en italien, anglais et français sous la forme ecomafia dans les domaines de l’environnement et du droit. On ne le trouve pas encore dans les dictionnaires français (TLF, Petit Robert, Vocabulaire juridique de G. Cornu, Lexique des termes juridiques Dalloz, FranceTerme), anglais (Oxford Dictionary), américains (Black’s Law Dictionary), canadiens (Termium+). Le terme ecoreato est traduit en français juridique par écocrime, comme le montre le titre de l’ouvrage Des écocrimes à l'écocide. Le droit pénal au secours de l’environnement sous la direction de Laurent Neyret (2015). On remarque la présence et la transposition sous la forme d’écocide, repris en 2017 par Le Monde, d’un autre néologisme anglais, ecocide, créé par le biologiste A. W. Galston en 1970 pour nommer le désastre écologique et humain provoqué durant la guerre de Vietnam par l’armée américaine qui y avait répandu un herbicide appelé l’agent orange. Ce terme est présent dans les dictionnaires anglophones généraux (Oxford, Merriam-Webster, Collins). La fortune du terme écocide a fait en 2016 l’objet des discussions d’un tribunal citoyen informel formé par des juges professionnels à La Haye, indiquant que ce crime pourrait relever de la compétence de la Cour pénale internationale. En 2015 ce même terme est employé dans la Déclaration universelle des droits de l’humanité, un rapport rédigé par Corinne Lepage et remis au Président de la République française. En 2011, dans un article publié par The Guardian, l’avocate britannique Polly Higgins plaidait pour une loi qui définisse l’écocide. Le terme est défini dans le dictionnaire Larousse, ainsi que sur le site web End Ecocide on Earth, créé par les signataires de la Charte de Bruxelles pour la création d'un Tribunal Pénal Européen et d’une Cour Pénale Internationale de l'Environnement et de la Santé. L’écocide figure aussi dans les travaux de l’Union européenne, étant défini suite à une initiative citoyenne européenne dans le projet de Directive Écocide et repris en espagnol (ecocidio), portugais (ecocídio), italien (ecocidio) dans des instances officielles (Parlement européen, ONU, etc.), ainsi qu’en roumain dans les médias en ligne (ecocid). Pour suivre la fortune de ces néologismes relevant de la soft law dans la progression de leur emploi par les juristes et les non-juristes, il sera utile de prendre en compte leur impact affectif sur les locuteurs et la société en général, l’évolution du sentiment de néologie et de juridicité, en apposant, ainsi, une grille de lecture émotionnelle sur l’évolution linguistique et normative, prenant en compte le sentiment de justice, de libre arbitre dans les jugements moraux, de l’obéissance aux normes et du respect de l’autorité, du sentiment de légitimité, etc. (Flückiger 2009).


3. La néologie juridique, un domaine interdisciplinaire


Au carrefour de plusieurs disciplines, la néologie nous apparaît comme un phénomène révélateur de l’évolution des systèmes juridiques et des sociétés. On remarquera, ainsi, la présence d’un processus de néologisation à travers l’évolution des termes appartenant à un langage de métier (whistleblower) vers le langage familier, pour entrer ensuite dans le langage juridique, en passant par les formules à la frontière du juridique et qui ont aussi un rôle de vulgarisation, en anglais américain et en italien. Formules percutantes, sonores, brèves ou longues, préférées par les juristes, les politiciens, les journalistes et la société civile pour leur impact immédiat qui provoque des réactions affectives certaines, il whistleblower, ecoreati, ecomafia et écocide, font partie de la famille de ces nouveaux termes aux frontières du juridique, empruntés ou créés sur un terrain propre, qui restent flous du point de vue de la définition juridique stricte et précise et peuvent ainsi prêter à confusion, mais qui répondent à la fois à la nécessité de vulgarisation des langages juridiques, au besoin de nommer de nouvelles réalités et de nouvelles formes de droit comme celles appartenant à la soft law, et, en égale mesure, au sensationnalisme propres à nos sociétés. L’étude de la néologie juridique gagne ainsi en interdisciplinarité, à travers l’apparition de ces formules frontalières qui participent de la fuzzy terminology ou terminologie floue. L’imprécision et l’incertitude des formules juridiques pourront être modélisées en diachronie selon l’évolution du degré d’appartenance aux domaines non-juridique et juridique, à travers une approche de veille sémantico-pragmatique (rappelant l’approche inclusive de la Rechtslinguistik), qui prend comme corpus la littérature juridique et non-juridique susceptible de fournir de telles indications.

Le fait que des termes à connotation culturelle certaine comme whistleblowing, -er passent d’un domaine juridique à l’autre et viennent s’implanter dans une langue romane, au moins dans des contextes juridiques pour l’instant, à défaut de se transformer en normes dès leur entrée dans la langue, prouve une fois de plus que la recherche terminologique et traductologique dans un contexte de communication multilingue ne saurait être que multidisciplinaire dans une dynamique hybride et diverse, comme le souligne R. Temmerman. Dans une telle dynamique, la signification (et la forme) des néologismes est sujette à négociation par les usagers de la langue-cible, dans un climat de confusion plus ou moins grand, et elle peut aboutir (ou non) à une reconnaissance officielle des termes. Dans ce contexte, se pose également la question de la neutralité culturelle d’une langue et de l’exportation de ses éléments dans la langue-cible ; alors, les néologismes sont regardés sous l’angle cognitif de l’appréhension et de la connaissance du monde, étant « le moteur d’un processus de compréhension, dans la mesure où ils relient une compréhension nouvelle à une compréhension ancienne » (Humbley 2006 : 28).


4. Entre légitimité linguistique et légitimité juridique


La néologie, phénomène naturel et inexpliqué originairement, reste soumise, pour reprendre la métaphore filée juridique (empreinte de néologie sémantique grâce à la déspécialisation des termes jugement, juges, tribunaux) de Pruvost et Sablayrolles, à un « inévitable jugement » dans différents tribunaux : la presse écrite et audiovisuelle, les dictionnaires, la littérature, les réseaux sociaux et Internet en général, les instances officielles. Tenant compte des trois contextes identifiés par Quirion - l’État, une organisation, une communauté linguistique - qui interviennent dans le processus d’implantation d’un néologisme (Quirion 2012 : 117), nous pouvons remarquer, d’abord, l’absence d’un accord systématique entre ces trois instances dans le domaine de la néologie juridique. Ainsi, les équivalents proposés pour whistleblowing, -er dans les langues romanes ont donné et continueront, peut-être, à donner des néologismes juridiques et sémantiques formés, à ce jour, avec des composants déjà existants dans les langues-cibles (ex. en français lanceur d’alerte), mais, pour l’instant, il n’existe pas de termes juridiques pour désigner cette réalité en espagnol, italien, portugais ou roumain. Ceci révèle aussi des problématiques socio-politiques propres à chaque société, car l’apparition d’un nouveau terme-concept juridique entraîne un changement dans le système juridique, donc d’organisation, d’une société. Ainsi, malgré l’existence des réalités et des phénomènes sociologiques communs, l’évolution de chaque langage-culture juridique suit son propre rythme, car « le contexte politique se révèle aussi parfois dynamisant pour la néologisation » (Pruvost, Sablayrolles 2016 : 26) ou non, alors que les traducteurs néologisent sans pour autant obtenir une reconnaissance institutionnelle des termes qu’ils créent ou proposent. Pour citer J. Humbley, la néologie peut devenir un « instrument de politique linguistique et un instrument politique tout court » (idem). Le langage apparaît, et le processus de la néologisation avec, comme « l’objet d’une norme, ou au moins, d’une normalisation juridique » (Cornu 2005 : 2), normalisation qui dépend de de nombreux facteurs socio-culturels et politiques. Et, même si des instances comme FranceTerme, par exemple, proposent des traductions officielles, cela ne garantit pas l’entrée immédiate du terme dans l’usage, les anciennes structures et habitudes pouvant perdurer et le succès d’une variante ou d’une autre dépendant de maints facteurs linguistiques (économie du langage, etc.) et extralinguistiques ; cela ne garantira pas non plus la confirmation par le système juridique de la société en question à travers la création d’un nouveau concept (celle-ci étant loin d’être systématique) et donc d’une nouvelle réalité juridique qui puisse altérer l’organisation de la vie dans la cité. Comme le démontre J. Quirion, « l’acceptation néologique évolue dans le temps et est également tributaire des situations de communication. » (2012 : 108-109). L’acceptation d’un néologisme dépend de l’existence et de la persistance du sentiment néologique (Sablayrolles 2002, 2003, Humbley, 2003) ; ainsi, la question qui se pose en milieu juridique, assez peu poreux, est d’essayer de délimiter les critères qui président à cette reconnaissance officielle. On se rend ainsi compte du fait que les dimensions sociolinguistiques prennent le dessus et que « la légitimité linguistique ne se confond pas avec la légitimité juridique » .


Conclusion


Ainsi, le néologisme dans le domaine juridique apparaît comme un véritable point d’ancrage à la réflexion philosophique (Pruvost, Sablayrolles 2016 : 30) et nous offre, à travers son questionnement, des modalités variées de perception de l’évolution des sociétés, des mentalités ainsi que des affects qui soutiennent et conditionnent l’expression individuelle et collective (Lordon 2013), ouvrant plus ou moins subrepticement de nouveaux angles sur les enjeux qui animent les acteurs de la vie dans la polis.


Notes


[1] Gérard Cornu (1926-2007) est un juriste et professeur de droit privé français à l’Université de Poitiers et à l’Université de Paris II Panthéon-Assas, membre du Conseil supérieur de la magistrature. Sa réflexion sur la langue du droit a constitué une étape décisive dans l’évolution de la linguistique juridique.

[2] Ce syntagme juridique constitue un cas à part, n’étant pas une simple transposition d’un concept américain. L’expression lanceur d’alerte figure déjà dans le vocabulaire français, tout d’abord dans le langage des sociologues, avec l’ouvrage de Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1999, où il est mentionné que ce syntagme est né grâce au sociologue Luc Boltanski et dans le contexte de l’influence du philosophe allemand Hans Jonas, inventeur du « principe de précaution ».

[3] www.legex.ro/Legea-57[19.9.2014]

[4] Proposition de Réglement du Parlement Européen et du Conseil au sujet des demandes spécifiques concernant l’audit statutaire des entités d’intérêt public.

[5] « Proposición de Ley Integral de Lucha contra la Corrupción y Protección de los Denunciantes. Presentada por el Grupo Parlamentario Ciudadanos », Boletìn oficial de las Cortes generales, Congreso de los diputados.

[6] Riparte il futuro, Agi Agenzia Italia, Diritto 24, Transparency Italy.

[7] « Perché dopo 600 giorni è urgente approvare la legge sui whistleblower », Agi Agenzia Italia.

[8] « Même s’il existe en principe un fonds commun entre deux systèmes de droit, chaque culture juridique a ses particularités, qui donnent lieu à des termes spécifiques (culture-bound terms). Dans certains cas il existe un référent comparable dans l’autre culture, même s’il présente des différences significatives ; dans d’autres cas aucun référent comparable n’existe. Ces différences interculturelles constituent un problème redoutable pour le traducteur juridique. » (Harvey 2002 : 40)

[9] “…if the dictionary in question is treating a subject that has developed in a different way from culture to culture, from country to country, then the dictionary might also have the function of giving the users information on the subject in both their own country or culture and in the foreign country or culture.” (Bergenholtz, Tarp 2003 : 177)

[10] Comme dans téléspectateur, où télé- est un fractolexème désignant télévision, (Winter-Froemel, Zirker 2015 : 160)

[11] Diritti globali, juillet 2017.


Bibliographie

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Résumé :

La néologie dans le domaine du droit est, en tant que modalité d’enrichissement du langage juridique, un phénomène révélateur de l’évolution des systèmes juridiques et des sociétés. Notre analyse en jurilinguistique contrastive s’efforce, à travers des exemples de termes juridiques ou à connotation juridique appartenant au domaine de la corruption, en anglais et en italien, de mettre en lumière les conditions et les conséquences de leur rayonnement vers d’autres langues romanes.

Mots-clés : néologismes, droit, jurilinguistique contrastive


Pour citer cet article:

VELEANU (Corina), « La néologie juridique. Quelques observations en jurilinguistique contrastive », Neologica, n° 12, 2018, Lexique : nouveauté et productivité, p. 203-218


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